Pénurie mondiale de vin ou effet d’annonce ?
Dans la sphère économique vinicole, les déclarations fracassantes ne sont pas rares. Les motifs sous-jacents qui leur donnent vie relèvent souvent davantage de manœuvres financières à peine voilées que des réalités du vin lui-même ou des tendances du marché. Aussi avons-nous appris, progressivement, à prendre du recul.
Cette fois pourtant, lorsque la célèbre et supposée fiable banque d’affaires américaine Morgan Stanley affirme, étude à l’appui, que « La pénurie mondiale de vin est pour très bientôt », on peut imaginer l’émoi suscité par l’annonce, tant dans les milieux professionnels que chez les particuliers.
L’étude superficielle du tableau général de la situation a en effet de quoi en inquiéter plus d’un. A y regarder de plus près, il semble toutefois prématuré de vouloir remplir d’urgence sa cave en prévision d’obscurs lendemains de sécheresse gustative.
Tentons d’y voir plus clair.
Etat de la situation
La production mondiale de vin a culminé en 2004. Le secteur affichait alors un excès de 600 millions de caisses de bouteilles. Depuis, les capacités de production baissant significativement, l’offre mondiale n’a cessé de décliner tombant à son plus bas niveau depuis 40 ans. C’est ce qu’affirme la banque américaine, tout en précisant que l’an passé, un premier déficit de 300 millions de caisses entre l’offre et la demande a été constaté. Le plus gros déficit depuis ½ siècle en matière de vin.
Parallèlement, la demande ne cesse de croître. Les consommateurs du vieux continent restent globalement fidèles à Bacchus, malgré la crise qui n’épargne ni la filière vin ni leur portefeuille.
Mais c’est ailleurs que la situation évolue, à un rythme que beaucoup d’analystes n’avaient pas soupçonné.
- En Chine, au cours des 5 dernières années, la consommation de vin a quadruplé. Si l’on prend en compte la taille du pays et l’importance de sa population, le signal est clair. Donc, en matière de vin aussi, la Chine s’éveille. L’explication de cette fulgurante progression est à trouver dans la volonté ouvertement affichée du gouvernement chinois de faire diminuer l’alcoolisme ravageur et aggravé, omniprésent dans les campagnes. Le coupable est connu : le célèbre Bai Jiu, eau-de-vie obtenue par distillation de vin de céréales. Aujourd’hui, l’état incite la population locale à consommer du vin plutôt que de l’alcool « pur ». C’est une nouvelle révolution.
Les ambitions sont à la taille du pays : impressionnantes. La production actuelle (environ 11 millions d’hectolitres) devrait être doublée d’ici 2015. Le volume produit doit atteindre, selon le vœu des ministres chinois de l’Agriculture et de l’Industrie, 22 millions d’hectolitres, soit la 1/2 de la production française… Cette fois, on rit jaune dans certains milieux européens.
- L’évolution de la consommation aux Etats-Unis exerce également une forte pression sur la demande mondiale. Au cours de la dernière décennie, la consommation y a doublé…
Le pays du Coca-Cola est aujourd’hui au coude-à-coude avec la France pour la place de premier consommateur de vin, tant en volume qu’en valeur. Tout porte à croire qu’au-delà de l’intérêt qui y est manifesté vis-à-vis des vins français notamment, la production intérieure va se trouver de plus en plus encouragée.
- Ailleurs, dans les milieux bourgeois des pays de l’Est, mais aussi en Inde, au Brésil et dans plusieurs autres pays émergents, l’attrait pour le vin se renforce considérablement. A court ou moyen terme, le risque de voir la demande mondiale s’affaiblir devient très faible.
Pendant ce temps, l’Europe centrale voit sa production stagner ou diminuer selon les zones et les millésimes délicats se succéder. Depuis 2010, aucune année n’est susceptible de permettre un réapprovisionnement substantiel des stocks et le faible volume de 2012 pose problème. De plus, des législations de plus en plus à l’encontre des intérêts de la filière professionnelle apparaissent.
La France en particulier, terroir historique qui devrait être fier de la production issue de son patrimoine culturel et viticole (les deux ne sont-ils pas liés ?), subit de plein fouet les initiatives désastreuses des milieux nourris par un hygiénisme radical. Le vin y est suspect, responsable de tous les maux, assimilé à un fléau dont il serait urgent de préserver les citoyens. A cet égard, la passivité du gouvernement actuel a le visage de l’irresponsabilité. Quel sort cette attitude réserve-t-elle aux 500 000 professionnels de la filière? Triste constat, que nous aurions aimé ne jamais devoir souligner. Heureusement, la résistance s’organise…
Un exemple pour étayer la gravité de la situation en France? Interrogé par la célèbre revue américaine « Wine Spectator » au sujet de l’interdiction de communication sur le vin sur internet, le responsable de l’INAA (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie) cite en exemple et sans sourciller ce qui se pratique déjà en matière de pornographie et de pédophilie, mais aussi de site pro-nazi (interview mise en ligne le 7 octobre 2013).
Ce personnage stupéfiant (si j’ose dire) devrait à mon sens être mis à pied, sur le champ. Depuis, Alain Rigaud son directeur, en a remis une couche, dans la même veine qualifiée par beaucoup d’extrémiste… Hallucinant et inquiétant.
Nous sommes loin des propos tragi-comiques mais plus lourds de conséquences pour leur auteur, tenus par un célèbre dirigeant de société de notre petit pays, qui a appris à ses dépens qu’il n’est pas forcément indiqué de mêler Saint-Nicolas à tous les débats, même si la date de sa venue approche à grands pas.
Je m’en voudrais de clôturer l’état général des lieux sans citer l’importante nuance apportée dans la foulée de l’étude de la Morgan Stanley par l’OIV (Organisation Internationale du Vin), représentant 45 pays producteurs (mais pas les Etats-Unis…).
Cet organisme souligne le fait que si les surfaces cultivées dans les terroirs historiques sont en régression, la productivité suit une courbe inverse. Ses conclusions répondent de manière à peine déguisée, chiffres à l’appui, à ce qui pourrait être une tempête américaine dans un verre de vin… français.
Les perspectives
Elles ne paraissent pas aussi alarmantes qu’annoncé. La planète regorge de sources bachiques mais aussi de ressources. La consommation augmente, c’est avéré. Les volumes produits aussi. On peut constater que la croissance de ces deux facteurs n’est pas proportionnelle. Faut-il pour autant craindre une réelle pénurie ? De nombreux professionnels, que je rejoins, n’en sont pas convaincus.
Aujourd’hui, plus de 100 pays produisent du vin. La Chine est déjà le 5ème producteur mondial et tant en ressources humaines que géographiques ou technologiques, elle possède les atouts nécessaires pour envisager son avenir viti-vinicole avec sérénité. Robert Parker ne s’y est pas trompé, lui qui commence à introduire des vins asiatiques dans ses classements mondiaux tout en déplaçant ses bureaux à Singapour…
Aux Etats-Unis, seul l’Alaska ne produit pas de vin… Il n’y a pas si longtemps, en terme de production viticole, on ne parlait que de la Californie.
Quelles régions de la planète sont susceptibles de bénéficier de la situation européenne?
Toujours selon la banque d’affaires américaine, ce sont l’Australie, le Chili, l’Argentine, et la Nouvelle Zélande qui seraient les mieux placés pour en profiter. A l’inverse, la situation « va se tendre particulièrement en Europe », région historiquement productrice mais également fortement consommatrice, ajoute l’étude.
Sur ce plan, on ne peut qu’adhérer au constat. Au début des années 80, ces pays représentaient moins de 3% des exportations. Aujourd’hui, ils en représentent plus de 30%… Sans compter l’Afrique du Sud dont chacun reconnaît le potentiel.
Résumons-nous
Que retenir de cette vague d’inquiétude suscitée par la Morgan Stanley ?
- Tout d’abord, que l’interprétation des chiffres donne une fois de plus lieu à des discours divers et parfois même contradictoires, ce qui doit nous mener à la prudence dans nos conclusions ;
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Que l’Europe a cette fois tout intérêt à ne pas faire preuve de sa légendaire suffisance dans le domaine. Ailleurs, les choses évoluent rapidement et l’évolution du marché va doper ce phénomène ;
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Que notre planète a en son sein de sérieux atouts pour répondre à notre inextinguible soif (comprenez « envie de déguster ») ;
- Que l’effet d’un millésime comme 2012 risque malgré tout de mettre de la tension sur les prix des prestigieux vins français, tant appréciés par les consommateurs belges ;
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Que la situation actuelle présente l’avantage de nous ouvrir encore davantage les papilles à des productions venues d’ailleurs, parfois de très loin ;
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Qu’en aucune manière, l’étude de la Morgan Stanley ne doit nous inciter à hésiter avant d’ouvrir nos flacons en bonne compagnie, sous prétexte qu’un jour peut-être, nous viendrons à en manquer…
- Que nous pouvons sans états d’âme nous montrer concrètement solidaires de nos voisins français, dans la lutte qu’ils mènent contre le radicalisme hygiénique qui pointe le nez à l’intérieur de leurs frontières. Pour davantage d’information, c’est par ici…
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Que pour certains, présenter le spectre d’une pénurie – ne soyons pas naïfs – c’est aussi relancer une forme de spéculation ;
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Que l’étude de la banque américaine a ceci de bon qu’elle suscite débats et réflexions indispensables pour lutter contre l’immobilisme de pensée ;
-Enfin, qu’au-delà de toutes ces considérations, le vin reste un puissant vecteur de partages et émotions, et que nous serions bien mal avisés de nous priver de ce qu’il nous permet de vivre, dans le plaisir de l’échange.
Je laisse volontiers le mot de la fin (pour l’instant) au regretté Jean Carmet, qui rappelait jusqu’à son dernier souffle que la seule arme véritablement acceptable était le tire-bouchon. J’ajouterais : utilisé avec modération.
Q.
Pour ceux que ça pourrait intéresser, voici le lien vers ma modeste contribution à l’alimentation de ce débat, lors du JT de la RTBF du 30 octobre dernier. C’est par ici…
Quel besoin saoulant de toujours vouloir trouver un coupable pour se sentir soi même responsable.
Le coupable est cette fois ci le vin et les victimes ses consommateurs. Wine not ?
A chacun son point de vue.
Le mien est que le vin n’a pas vocation à faire peur.
Il est rare de voir une création porter à elle seule un tel pouvoir sur l’imaginaire, le rêve, les sens, en nous ramenant à la terre dans toute sa variété et sa richesse planétaire.
Tous les alcools ne sont pas à mettre dans le même » tonneau » .
Le vin en l’occurrence dans son aspect le plus noble est de nature à véhiculer des messages porteurs de positivité, de convivialité, d’universalité.
Ce qui en soi est suffisamment enivrant.
Je soutiens et encourage tous les hommes et femmes qui honorent la terre porteuse de leurs inspirations.
Je leur dirais mon sentiment qu’un vin aussi magnifique soit-il ne devrait jamais être plus enivrant que les moments et les valeurs au nom desquels il sera servi. Et je les remercie de continuer à créer pour cela.
C’est potentiellement je le crois un grand potentielle d’avenir pour les bons vins 🙂