L’analyse visuelle du vin, première étape de tout acte de dégustation
Le vin, c’est la lumière du soleil, captive dans l’eau. (Galilée 1564-1642)
Quenelles revisitées d’un goût plus que douteux, traques futiles de passagers casqués dans Paris, machettes ensanglantées dans la poussière de Bangui, cartons-refuges habités sur les trottoirs urbains, flotteurs humains au large de Lampedusa… Qu’il soit détestable, futile ou insupportable, le spectacle quotidien qui s’offre à nos yeux, reflet de nos actualités en tous genres, pose un énorme souci. Il ne fait plus rêver…
En ces jours quelque peu ternes, tentons de redonner au tableau des couleurs d’une gamme bien différente, celle qui irradie notre verre. Car dans cet espace-là, en termes de rêves et de voyages sensoriels, tout est encore heureusement possible.
C’est donc un tout autre tableau que je vous dépeins aujourd’hui. Ni terne ni triste, ce spectacle bien plus lumineux, évolutif au fil du temps, est marqué de l’empreinte des hommes et des éléments naturels mais aussi des cépages utilisés, de l’âge des cuvées et de l’exposition des vignes. Marqué par son terroir en fait.
Certains observent les étoiles, d’autres la hausse des prix du carburant, d’autres encore les trains qui passent ou les modes qui défilent… Nous, ce serait plutôt la robe du vin qui attire nos regards, même si nous savons que nous ne nous arrêterons pas là… Que cette étape en appelle au moins deux autres, dont nous reparlerons.
C’est l’histoire d’un voyage et d’une première séduction potentielle, celle d’une approche et d’un apprivoisement. C’est aussi le récit de la stimulation de nos sens, autour d’une rencontre ni anodine ni futile : un rendez-vous en quelque sorte, entre le vin et celui qui espère le comprendre, par la dégustation. L’objectif ? Tenter d’écouter le premier récit du flacon, une fois débouché. En faisant fi, si possible, du redoutable conditionnement qui guette de nombreux dégustateurs, à la lecture de l’étiquette. L’enjeu est grisant: percer les secrets de la robe du vin, échafauder des plans pour imaginer l’âme de la cuvée… Pour y parvenir, quelques clefs sont nécessaires. Alors parlons-en !
La robe du vin, est-ce vraiment important?
Beaucoup seraient tentés de s’interroger sur l’utilité de l’observation visuelle du vin. Quel serait le véritable intérêt de consacrer du temps à une analyse qui quoi qu’il arrive, court le risque d’être balayée par le déferlement des sensations olfactives et gustatives, agréables ou non, qui vont lui succéder ? Dès le 18ème siècle, Diderot semble confirmer ces doutes dans son tableau des sens. Il y décrit la vue comme le sens le plus superficiel et l’ouïe comme le plus orgueilleux. Le goût étant considéré comme le plus inconstant (ce qui devrait faire réfléchir plus d’un dégustateur un peu trop sûr de son fait), c’est au toucher (le plus profond) et à l’odorat (le plus voluptueux) que reviennent les places d’honneur.
Pourtant, nous éprouvons un plaisir stimulé et récurrent à observer le contenu de nos verres, à tenter d’en interpréter les nuances, les reflets, l’intensité, l’éclat. Oui, nous aimons ce premier contact, empreint de promesses, de couleurs, d’hypothèses qu’il nous tarde de vérifier.
N’en déplaise aux esprits chagrins, ce qui nous passionne ne se limite pas à l’ingurgitation. Non, la dégustation n’a rien à voir avec un quelconque engloutissement liquide destiné à étancher nos soifs. Amateurs et professionnels ne perdent jamais de vue ce principe essentiel qui guide tout intérêt pour le vin : Définitivement, la dégustation est opposée à l’acte de boire. Dans ce contexte, chacun en conviendra, observer un vin c’est déjà déguster.
Au milieu du spectacle, un pitoyable clown…
Il y en a un qui ne l’a pas très bien compris. Si ses convictions étaient noyées dans un océan d’anonymat, il n’y aurait aucun souci. Aussi réductrices et ineptes soient ses affirmations, nous pouvons les entendre. Mais Patrick Elineau est le funeste directeur de l’ANPAA (Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie). Par vrai choix personnel, il s’érige en porte-drapeau des partisans d’un hygiénisme radical, aveugle et sans limites.
L’intégrisme de ses prises de positions en fait un homme dont les idées sont à combattre sans relâche, car si ses égarements trouvaient des relais influents, les conséquences pour des centaines de milliers d’acteurs de la filière viti-vinicole seraient inestimables. L’autre activité de ce triste sire est la stigmatisation systématique de toute velléité d’épicurisme sous forme de tentative permanente de culpabilisation. Ce « responsable » affirme publiquement, sans sourciller et dans un amalgame consternant, que la société gagnerait à réserver aux sites internet traitant du sujet du vin le même traitement qu’à ceux qui encouragent les agissements des pédophiles, pornographes ou autres membres de groupements néo-nazis (sic). En guise de spectacle désolant, celui offert par cet étalage d’inepties vient rejoindre ceux auxquels nous aimerions ne pas être exposés.
L’erreur est de taille.
Ce que feint d’oublier ce chevalier blanc en croisade, c’est qu’il faut remonter plusieurs siècles dans le passé pour retrouver la trace d’une évolution essentielle dans la consommation de vin. Un changement majeur qu’il n’a, ni assimilé ni même approché, malgré le temps écoulé : sauf accident, nous sommes passés du vin boisson au vin culture.
Le législateur, enfin, semble le reconnaître, comme en témoigne cette proposition de loi déposée au Sénat le 23 décembre 2013, visant à distinguer le vin des autres boissons alcoolisées. Un texte pour une fois presque passionnant à lire, porteur de perspectives positives. Un texte qui malgré ses failles, fait du bien.
L’objet de ce billet tend à contribuer à cette conscientisation. Rendre au vin, à son analyse et à ceux qui en sont les acteurs la place qui est la leur, si éloignée des vociférations de notre homme. Le spectacle auquel je vous convie, c’est celui du verre, bien avant d’y plonger les narines et de fermer les yeux pour l’entame de la quête olfactive.
Le vin est rêvé, avant d’être bu
Gardons d’abord à l’esprit ceci : le vin est imaginé, échafaudé, entrevu de nombreuses fois avant d’être bu. Le vigneron tout d’abord, qui le rêve pendant toute l’année de soins qu’il prodigue à ses vignes, puis au moment où il choisit de déclencher la vendange, et enfin dans les chais, à chaque acte de vinification posé.
Plus tard, lorsque l’embouteillage est achevé, c’est encore sous forme d’hypothèses que le créateur de la cuvée pense à ce qui se trame dans la bouteille, avec confiance ou parfois appréhension. La nature n’est pas toujours son alliée… Si certains crus sont bien nés, d’autres apparaissent dans la douleur. Il a bien une idée, mais aucune certitude. Nous n’évoquons ici rien d’autre qu’une deuxième vie, en milieu plutôt réducteur, avec toutes les inconnues que cela comporte.
Puis les projections étendent leur champ d’action. Les cavistes accueillent les flacons dans leurs rayonnages, les acheteurs dans leur cave, parfois pour de longues années… Tous imaginent avec qui ils auront plaisir à les partager, les accords gourmands qui pourraient les mettre en valeur, le visage qu’ils auront pris au fil de la conservation, le moment le plus judicieux pour bénéficier de leur apogée. A ce moment, nous n’avons pas encore bu une seule goutte.
Vin culture vous disais-je, vin plaisir, vin imaginé, vin projeté, vin partagé.
Le moment est dense. Bien à l’abri des teintes foncées (toujours mieux) de la bouteille qui l’a accueilli un certain temps, notre liquide n’a encore rien dévoilé de ses charmes visuels. Tout est à découvrir, analyser, interpréter si possible.
Comment aura-t-il réagi à ce repos forcé? Saura-t-il répondre à nos attentes qui parfois, s’apparentent à des illusions? Secrètement, nous connaissons notre propension à idéaliser les crus qui sommeillent dans nos caves…
Un fait est établi. L’analyse visuelle ne permet jamais de tirer des enseignements définitifs à propos du vin mais ceux qui imaginent qu’elle ne concerne que le simple plaisir de l’observation se privent d’éléments essentiels à l’acte de dégustation. Penchons donc notre regard sur cette première étape de l’analyse sensorielle du vin, dans le plaisir des hypothèses qu’elle nous permet de poser.
Après, et après seulement, nous ferons appel à nos sens olfactifs, souvent en sommeil profond parce que trop peu stimulés. Dans les ateliers de dégustation, il est courant d’observer les participants emprunter le raccourci facile qui les mène à l’examen des arômes. Certains vont même jusqu’à goûter immédiatement le vin, évinçant les étapes précédentes parce que convaincus que seul le verdict de la bouche compte réellement. Ces approches-là m’inspirent une image: un tableau de maître mal éclairé…
Donc, le rêve s’est encore déplacé et l’habit qu’expose le vin dans notre verre contribue à l’alimenter. Alors, par où commencer ? Qu’observer et quels enseignements peut-on tirer de cette phase de l’analyse ? C’est ce que je vous propose de découvrir, très concrètement et étape par étape, dans mon prochain billet, qui ne tardera pas.
D’ici là, affûtez vos regards !
Q.
Je pense être un vigneron passionné et je me suis délecté de vos mots si adroitement distillé. La lumière qui traverse le vin , les reflets, la brillance , les innombrables nuances, même la turbidité nous parle.
La vue nous impose des questionnements intellectuelles sur la futur olfaction et sur la dégustation à venir,chaque étape doit être respecté au risque de rater un étonnement gustatif jouissif au cas ou vous auriez pu deviner un arôme une saveur juste en mirant ce précieux liquide!
Regarder n’est pas voir.
Bien cordialement
Merci d’avoir pris le temps de ce commentaire! Au plaisir d’autres échanges et partages autour de ce qui nous passionne et félicitations pour vos crus que j’ai déjà eu l’occasion de déguster, avec grand intérêt! A bientôt !
Chaque étape peut être une surprise.
J’ai récemment goûté un Cortese du Nord de Gênes (Italie). Une couleur or cuivré et pourtant…le vin est jeune. Il nous surprend avec sa fraîcheur en bouche. Tout s’explique par une macération péliculaire.
Manquer une étape de dégustation revient à manquer d’émotion, de passion et gâcher la surprise que le vigneron nous a préparé.
Merci pour ce partage qui traduit bien l’utilité de chacune des étapes… A bientôt!
Ces envolées lyriques distillées avec tant de précision et de soin renvoient les idées reçues dans les cordes. Il est des moments où le subtil vinaigre des commentaires réfléchis a des saveurs jouissives et démontre par l’absurde la vanité de ces empêcheurs du plaisir.
Je retrouve dans cet article toute la violente douceur et la tendresse passionnée qui fascinent par leur précision. Encore … mon ami !
Merci, cher Christian, pour ce témoignage « pointu »… et à très bientôt pour d’autres joutes partagées, dans le verre avant tout.
Bravo, c’est un régal de vous lire