Visite impromptue
Il est des vins qui vous donnent l’envie de rencontrer leur créateur ; il est des vignerons qui vous donnent envie de goûter leurs vins. Il en va des hommes comme des vins ; certains ne font que passer et sombrent dans l’oubli, d’autres ne reculent qu’un temps, pour ressurgir plus tard, de manière impromptue, au moment où on s’y attend le moins…
C’est ce qui m’est arrivé cette semaine lorsque mon ami Javier Scotto est venu frapper à ma porte, les bras chargés de quatre flacons originaires de son pays, l’Argentine. Des vins signés par un personnage que je ne suis pas prêt d’oublier : Walter Bressia.
Et cette visite de faire revivre la fabuleuse rencontre autour du vin vécue à Mendoza il y a presque quatre ans, avec un winemaker d’un incroyable talent.
Ensuite, nous avons dégusté ces crus venus d’ailleurs.
Bressia, Comme si c’était hier…
23 mars 2010. Au cours d’un voyage professionnel dans la province de Mendoza, les visites de bodegas se succèdent à un rythme effréné. Monumentales ou artisanales, les propriétés se présentent à mes papilles, au cours de dégustations-marathon, la plupart du temps organisées dans des décors enchanteurs, les immenses espaces andins et la Cordillère habillant le décor.
Glissée dans le programme, une visite qui, à première vue, ne paye pas de mine. Une petite bodega « boutique », familiale, dont la production annuelle ne dépasse pas les 50 000 bouteilles. Une paille pour la région. Insuffisant pour répondre à la demande. Je le comprendrai plus tard.
Il faut vraiment être motivé pour atteindre cette Casa de Vinos Bressia. Et la route perdue et cabossée qui y mène n’incite pas vraiment à aller plus loin. Mais bon, nous avons rendez-vous, bien que dans ce pays, ceci ne signifie pas forcément que nous trouverons porte ouverte. Ce n’est pas une question de convivialité, plutôt d’organisation…
Au bout d’un long chemin terreux, une maison stylée et une hôtesse d’accueil qui ne l’est pas moins se dressent devant nous. Marita Bressia, la fille de notre homme, invisible pour l’instant, se présente avec un sourire ravageur. Restons calmes, la vérité reste dans le verre.
Visite de caves de taille modeste, discours clair, tendance marketing. Ici, on ne fait que du grand, du beau, en volumes réduits. « Il » ne transige pas sur la qualité… « C’est un homme très occupé vous savez, je ne sais s’il saura vous recevoir »… Je suis déjà ailleurs, avec des vins qu’il me tarde de goûter, l’atmosphère du chai me parlant davantage que les paroles cotonneuses de Marita. L’irrésistible envie de déguster sur cuve m’attrape sans prévenir, mais la belle ne peut décider seule. L’empreinte du père est partout.
Au fil de questions qui se bousculent, nous en apprenons davantage sur cet homme qui a déjà fait la Une du Wine Spectator. Œnologue de formation, il débarque en Argentine avant tout comme consultant pour d’autres bodegas. Rapidement, signer son propre vin le titille, mais il ne possède pas de vignes. A partir de 2001, après avoir fait le tour des propriétaires de la région, il conclut un partenariat avec 6 d’entre eux : 3 dans l’excellent secteur d’Agrelo et 3 autres dans l’illustre Valle de Uco.
Si Walter Bressia est extrêmement talentueux, sa lucidité n’est pas en reste. Ses connaissances en viticulture sont modestes ? Qu’importe, il engage deux agronomes pour l’inspection des vignes dans lesquelles il achètera le raisin. La vendange rentrée au chai, il reprendra la main. Et de quelle manière… Il signe ses premiers vins en 2003.
La visite se poursuit, presque banale, même si le décor des installations est soigné, dans un style transalpin, charmeur, épuré et distingué. Un peu comme ses vins. Un peu comme lui en fait. Nous sommes frappés par le nombre important de petites cuves. Walter Bressia a choisi de vinifier séparément les raisins de chacun de ses fournisseurs….
Premiers contact avec l’artiste
Enfin, comme une délivrance, l’annonce d’une remontée en surface, dans le salon de la maison, où nous sommes presque surpris d’apercevoir l’homme qui nous attend, avec ses flacons. L’œil est malicieux et les mots sont pour l’instant réduits à leur plus simple expression. L’accueil est convivial, poli sans plus. Il en a vu des journalistes… Clairement, il est sur ses gardes, nous jauge et attend la première dégustation pour se faire une idée. Le vin fera le reste. Lorsque je glisse « amarena » sur une cuvée de malbec, le visage du winemaker italien s’éclaire. Allez savoir pourquoi…
Les langues se délient et la fille s’est retirée, sa mission marketing lui semblant probablement achevée. Nous plongeons ensemble dans le verre et l’histoire de chacune des neuf cuvées qu’il nous fait goûter (il en avait prévu deux au départ…) nous réunit dans de passionnants échanges, qui ont pour unique barrière l’obstacle de la langue. Ce jour-là, j’aurais tant aimé parler italien…
L’artiste en dévoile un peu plus. Tout se fait à la main, il espère acheter des vignes avant 2015, ne met qu’un seul millésime à la fois en vente et choisit avec soin un unique importateur par pays. L’exportation de ses flacons représente 70% de sa modeste production. Et la rareté vient s’ajouter à la qualité… Plus de la moitié de ses installations techniques sont utilisées par des Brésiliens et des Américains, qui ont acheté des vignes mais ne possèdent pas de chais. Il leur loue aussi son expertise en vinification.
L’utilisation des barriques ? Oui, il en possède 350, en grande majorité françaises, pour la finesse de leur apport et leur capacité à ménager des échanges avec le vin qui respectent la matière. Ici, les fûts de chêne américain ne franchissent pas les grilles de l’entrée. Et s’il faut faire l’appoint pour certaines cuvées, c’est le chêne hongrois qui reçoit les honneurs de la maison.
La dégustation en bouteilles
Elle se déroule en plusieurs temps. Nous voyageons dans les lignes de la gamme et ponctuons l’expérience par trois cuvées hors normes :
- « Profundo » (50% de malbec, 30% de cabernet sauvignon, 10% de merlot et 10% de syrah), dont les raisins proviennent du secteur d’Agrelo;
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« Conjuro » (50% de malbec, 30% de cabernet sauvignon et 20% de merlot), issu de raisins de Tupungato, élevage à 100% en fûts neufs français;
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Et enfin « Dernière Folie », un blend lui aussi passé à 100% en barriques françaises neuves, dont le maître des lieux ne dévoile l’assemblage à personne, pas même à ses amis, inutile d’insister. Ce vin-là, quasi introuvable sur nos marchés, est un diamant.
Un grand moment, dont seront victimes plusieurs bodegas de la suite du programme, tant il nous a été difficile d’éviter les comparaisons. Avec du recul, elles n’avaient pas lieu d’être car en Walter Bressia, c’est un artisan-orfèvre que nous avons reconnu.
Retour en cave
Les réticences des premiers temps sont oubliées. Dans la force et la richesse de nos échanges, notre hôte, revenu à un sens de l’accueil plus abouti, invite ceux qui le souhaitent à redescendre en cave. Nous poursuivrons la dégustation sur cuves et sur fûts, pendant que des âmes moins clairvoyantes poursuivent leur œuvre en surface, avec les flacons entamés. Ignares…
Au sous-sol, les débats reprennent de plus belle, notamment autour de la densité de trame d’un fabuleux merlot, dégusté après seulement 10 jours de fermentation. Mes papilles en frémissent encore. Au bout d’une heure et de huit dégustations de vins en cours de fermentation ou de stabilisation, nous rendons les armes puis saluons à la fois notre hôte et le haut niveau qualitatif de son travail d’artisan.
Je me fais la promesse intime de partager ce moment et de rendre hommage au travail de cet homme, d’une manière ou d’une autre. Presque quatre ans plus tard, c’est chose faite.
Après avoir récupéré les dégustateurs de surface, nous reprenons la route pour une autre visite qui ne mérite pas davantage dans ce billet que la ligne qui s’achève.
Javier et ses quatre flacons
22 novembre 2013.
Mon ami attend tranquillement que le récit s’essouffle puis me prend le sommelier des mains pour passer à l’action. Il est impatient et je le comprends.
D’abord trois « varietales », puis « Profundo » en 2008.
- Cabernet Franc 2009. Les raisins proviennent de vignes plantées à 1100m d’altitude. 12 mois en fûts de chêne français pour un vin aux antipodes de l’expression européenne du cépage. D’un rouge carminé profond, l’ensemble s’exprime dès l’ouverture sur le cacao et la cerise noire confite. Puis en bouche, un festival de saveurs de tabac blond parfumé, d’épices douces et de fruits noirs confiturés (mûre, myrtille, coulis de sureau). Tanins soyeux et enveloppants dans une finale onctueuse, rafraîchie par une jolie acidité. Nous sommes déjà sous le charme de l’équilibre de cette cuvée.
- Cabernet Sauvignon 2008. Ce vin m’a moins convaincu. S’appuyant sur des tanins encore vifs et une acidité bien présente, il fait encore preuve actuellement d’une certaine austérité. Son caractère anguleux et quelque peu « pointu » démontre une ossature imposante, où le fruit reste pour l’instant en retrait. Trop jeune ? J’ai un doute, le vin a 5 ans. Je le soupçonne de ne jamais pouvoir s’assagir vraiment. Un cru net, épuré, incisif, tendu, à ne pas mettre entre toutes les bouches.
- Syrah 2008. Un ravissement. Le caractère du cépage, assagi par le soleil et sublimé par une vinification « sur mesure ». Les raisins sont récoltés à plus de 1000m d’altitude en petites cagettes de 18kg. Elevage d’un an en fûts neufs français. Splendide robe grenat sans aucune nuance d’évolution. Lorsque le nez plonge dans le verre, le festival débute : cèdre, tabac blond caramélisé, léger toast, puis épices douces et baies noires sauvages (cassis, mûre). La bouche, extrêmement jeune encore, se montre savoureuse et charnue. Son grain serré témoigne d’une grande ambition. L’équilibre acidité/moelleux est atteint et la charpente, noble et partiellement lissée, se met au service du fruit. Longue finale de belle fraîcheur, révélant épices et réglisse. Du grand art.
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Passons à « Profundo » 2008. Avant de lui donner vie, Walter Bressia a rêvé cette cuvée. Il souhaitait y introduire les valeurs qu’il recherche dans les vins qu’il déguste : passion, esprit, vigueur et évolution dans le temps. Aucun cépage ne pouvait selon lui réunir toutes ces qualités. C’est ainsi qu’est né l’assemblage de la cuvée « Profundo », inspirée par la passion du malbec (50%), l’esprit du merlot (10%), la vigueur du cabernet sauvignon (30%) et la persévérance de la syrah (10%). 8000 bouteilles seulement pour ce nectar qui présente un nez abyssal mêlant minéralité, zan, expression fruitée mûre et parfums dosés d’élevage. L’attaque ciselée et vive voit rapidement un fruité onctueux mais sans lourdeur s’imposer (gelée de mûre, griotte confite), associé aux saveurs cacaotées et doucement épicées. Rétro-olfaction impressionnante, dans une finale opulente, parée de tanins soyeux. Vraiment très beau.
Je me surprends à en vouloir secrètement à Javier de ne pas avoir apporté « Conjuro », une pépite de la maison, dont l’ambition déclarée est encore supérieure aux autres cuvées. Ce n’est que partie remise. Et si ce flacon ne vient pas jusqu’à moi, j’ai une petite idée pour aller le chercher… Retourner là-bas, une autre promesse intime…
Que pouvons-nous retirer de cette expérience?
Présenter les différentes cuvées de ce domaine sans évoquer la personnalité et le parcours de leur créateur aurait été réducteur. Ceci devrait pouvoir conforter chacun dans l’idée qu’une meilleure compréhension du vin passe prioritairement par la rencontre avec les acteurs du terrain, à chaque fois que c’est possible. Je ne peux dès lors que vous inviter à pousser les portes des caves et à déguster sur place, après avoir pris rendez-vous.
Fréquenter les foires et salons est une belle alternative, qui raccourcit les distances. Ces évènements vous permettent d’échanger avec les vignerons venus partager leur passion et leur production. Ils sont là pour vendre ? C’est normal. Vous, vous êtes là pour acheter, non?
Si vous leur faites le plaisir de vous intéresser à leur travail, si vous leur posez les questions qui montrent qu’en corollaire à l’achat du vin, c’est un échange et un partage qui vous motivent, la vente deviendra alors rencontre. Le vin n’en sera que meilleur.
Enfin, n’oublions pas qu’en l’absence des vignerons, ce sont les cavistes qui les représentent le mieux. Dans ces lieux-là aussi, les passions pour le vin font l’objet de beaux moments qui rendent l’acte d’achat tellement plus convivial.
Q.
La Casa de Vinos Bressia est à découvrir ici…
Plusieurs cuvées seront bientôt disponibles au restaurant Toma Mate de Javier Scotto
Wow. Comment revivre les expériences « dégustatives » et vinicoles de notre voyage en Argentine ? Avec toi ! En te lisant. Merci pour ce nom, pour ce partage.
Le parfum « cerise » de nombreux malbecs dégustés sont devenus ma Madeleine de Proust de ce voyage !
Au plaisir de partager de ces merveilles avec toi,
Anne-Claire (La moitié d’un des grumeleurs de Woluwé)
Merci Anne-Claire, pour moi aussi, ce sera un vrai plaisir de vous retrouver autour du vin! A bientôt!